Iron Roman - Le récit de mon Ironman

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lundi 13 octobre 2008

Le berceau de la vie

On venait de lui annoncer que l’enterrement aurait lieu demain. Ma mère, calme et très digne dans ce douloureux martyre, assise sur sa couche de fourrure, le dernier né de mes frères pendu à son sein, semble méditer ce qu’elle vient d’entendre sans rien laisser transparaître du désarroi qui, sûrement, l’envahit. Elle fredonne une berceuse, dandelinant son corps et celui de son poupon au rythme de ce doux murmure. De sa main délicate et osseuse, elle soutient contre sa maigre mamelle la tête de ce minuscule être cramponné à sa source de vie.

Comme je voudrais être lui. Comme je voudrais qu’elle me prenne contre elle, qu’elle m’enveloppe de sa chaleur maternelle. Que sa présence rassurante, le battement dans sa poitrine, ses lèvres sur mon visage, chassent cette peur, cette peine qui ne me quitte plus depuis que je l’ai vu étendu et qu’en vain, j’ai attendu que son torse se soulève.

Comme je voudrais être lui, sans parole, sans mots qui se doivent de traduire des sentiments violents. Comme je voudrais pouvoir, aussi, transmettre mon angoisse par des pleurs silencieux, des gémissements ou des cris que personne ne me demanderait d’étouffer, de cacher, de ravaler, d'expliquer.

Comme je voudrais, même, n’être pas né ou mieux, retourner dans ce ventre tiède, protégé de ce vent de souffrance, du froid de la solitude. Comme je voudrais me réfugier en elle et oublier, m’oublier, l’oublier.

Mais accroupi entre les buissons, entre deux sanglots honteux, l’œil gonflé d’avoir tant pleuré, je ne peux que me souvenir, me l’imaginer marchant devant ses compagnons d’armes, marchant vers moi.

Jamais plus il ne me portera joyeusement sur ses épaules, ne me grattera la joue de sa peau rugueuse et hérissée de poils drus. Jamais plus sa poigne ferme ne me soulèvera de fierté au bout de ses bras comme il l’avait fait la première fois que j’avais réussi, avec les pierres, à embraser un feu. Jamais plus il ne guidera mes yeux vers les cieux, les étoiles, les nuits d’aurores boréales.

J’ai tant besoin de toi, voudrais-je lui crier. Ne me quitte pas. Amène-moi, amène-moi, prends-moi dans ta mort dans ton silence. Je veux te rejoindre dans le néant. Que pourrais-je craindre là-bas puisque tu serais avec moi… puisque je serais avec toi. Mais ma prière se perd dans le silence et comme le soleil s’étiole et que la noirceur s’étend sur le camp, des buissons je m’éloigne pour retourner chez moi.

Sur le chemin, mon cœur se serre et les larmes, très lourdes à retenir, emplissent mes yeux. Mais je ne pleure pas, je ne pleure plus. Je suis un homme moi aussi. Mon père, dans un dernier souffle, l’a murmuré dans le creux de mon oreille. Je ne pleure pas. Je serai bientôt un chasseur du clan, moi aussi, et je dois lui faire honneur, je dois lui donner l’adieu qu’il mérite.

Aux aguets dès que ma tête se dépose sur ma couche, immobile comme si le sommeil détenait mon âme, je n’ai point à lutter, pourtant, pour ne pas m’endormir car rien au monde ne saurait m’empêcher de marcher une dernière fois à ses côtés. Ainsi, bien avant l’aurore, bien avant le premier pépiement des oiseaux, alors que le souffle de ma mère se fait régulier, je me lève et je vais les rejoindre.

Oui, avant même que le ciel et les âmes ne soient réchauffés par l’astre célestre, j’épie ces hommes qui ont quitté les tentes, à jeun et nus comme au jour de leur naissance, et je les suis, un peu effrayé mais décidé à lui rendre hommage coûte que coûte. Tous les guerriers respectés de notre clan, chasseurs, guérisseurs, sculpteurs, porteurs de feu et moi aussi, fils de chef, même si mon jeune âge me l’interdit, nous nous dirigeons comme un seul, en silence, vers ce noble lieu qui m’était jusqu’alors inconnu.

La nuit durant, ils l’avaient veillé en ne se permettant, comme moi, aucun instant de repos. Et les porteurs, malgré cette nuit sans sommeil, ne montrent aucun signe de fatigue lorsque, telle une offrande, ils transportent au-dessus de leur tête le brancard funèbre vers le cimetière secret. C’est un privilège que de mener à son tombeau l’enveloppe terrestre de l’esprit d’un roi. Cet esprit, une fois déposé dans la noirceur de cet antre de pierre, renaîtra dans cet autre monde avec qui seul le Mag-ma, lien entre les vivants et les esprits, l’aïeul qui mène les hommes vers le cœur des dieux, peut communiquer. Il connaît les secrets de l’au-delà puisque ses pouvoirs en sont issus.

Ce puissant sorcier, le sang même de la Terre Mère, le flux de la vie et de la mort, avait, au cours de la nuit, recouvert de symboles rouges et sacrés le corps de mon père dévêtu et attaché en position fœtale. Ces symboles, lui seul peut les dessiner. Sans eux, personne, pas même lui, ne peut s’unir à la Terre Mère.

Purifiés par la naissance du jour auquel ils ont assistés, tous les sages du clan portent ainsi mon père à l’entrée de son dernier refuge ou ils se recueillent et s’agenouillent. Ils regardent la caverne sanctuaire avec humilité et soumission, n’osant rombre le charme mortuaire. Ses gencives rocheuses, lisses et humectées rappellent le sourire des vieilles gens. Oui, semblable à une bouche immence, elle dégage une haleine douceâtre et empreinte d’une moiteur fiévreuse. Bientôt, elle avalera le souvenir d’un homme béni des siens, le gardera en son sein pour l’éternité et le protègera des mauvais esprits.

Les sages ne me voient pas. Eux, serviteurs de la Terre Mère, s’apprêtent à faire pénétrer dans cette gorge profonde, dans ce tombeau naturel, le corps de leur chef, le noyau de la tribu : le corps de mon père. Ils attendent.

Le pieu planté devant la bouche de la terre pointe bientôt son ombre comme une flèche, une indication, vers la Maison des morts. Voici le moment choisi des êtres éternels pour débuter les rites sanctificateurs. L’ovule maternelle sera bientôt fécondée d’une nouvelle vie dans l’autre royaume.

Le souffle des respirations et le murmure des prières des guerriers du clan s’élèvent alors en une berceuse d’amour, une rumeur chaleureuse pour l’être familier qui nous quitte. Et mes prières, muettes, se lient aux leurs. Doucement, d’un commun mouvement, les hommes se lèvent.

Derrière mon rocher, je les vois. Les porteurs soulèvent de nouveau son corps, cette flamme éteinte, et entrent dans l’obscurité du passage rocailleux.

Mon cœur bat, cogne. Cette noirceur m’effraie. Cette noirceur en plein jour qui le recouvrira à jamais, comme un linceul, et qui engloutit mon âme, m’effraie. Et mon cœur se débat, voudrait fuir, s’enfuir. Il cherche cette étincelle qui appartenaitt à mon père, qui s’embrasait et me réchauffait. Mais il est froid. Mon père est froid. Mon père est mort. Et je pleure. Et mes larmes, sur lesquelles je n’ai plus de contrôle, chaudes et douces, salées comme la mer, soulèvent en moi une houle et des vagues. Et je voudrais me perdre en elles et sombrer. Mais je vis et dois vivre pour lui. Alors je quitte ma cachette et entre moi aussi, sans autre bruit que les battements de mon cœur.

Et je les devine, je les suis, mes pas feutrés en écho discret, dans ces lieux qui ont reçu plusieurs des nôtres. Seul le crépitement des torches semble prouver , en se faisant entendre, que la vie existe encore malgré la léthargie du moment.

Le tunnel s’étend, long, étroit et sans courbes. Ses murs, recouverts d’une vase gorgée d’eau, laissent s’évaporer un voile nébuleux sous l’effet de la chaleur du volcan éveillé près duquel nous nous trouvons.

Le couloir se rétrécit. Les hommes arrivent enfin devant une minuscule porte naturelle. Je me cache en demeurant dans la pénombre et je les vois, un à un, pénétrer dans cette pièce ronde. Le corps de mon père est déposé avec précaution sur le sol puis chacun prend place autour de lui. Alors le Mag-ma entreprend de creuser une fosse.

Ses mouvements sont lents, calculés. Chacune des poignées de terre est prise avec douceur et tendresse. Le sol semble meuble, le sable granuleux et rouge. Alors que l’Ainé prépare le berceau qui recevra cet enfant de la Terre Mère, les hommes reprennent leurs prières. Le son, d’abord presque inaudible, s’élève ensuite en crescendo et decrescendo. Les ombres, au rythme de la mélopée, dansent sur les murs. La vague de voix va et vient suivant les gestes du sorcier. Les guerriers entrent en transe et mon esprit, guidé par celui de mon père, les rejoint, hypnotisé. Les peaux se couvrent de sueur et des chants jaillissent de leurs gorges en une musique envoûtante et saccadée qui, tel le sang giclant d’une artère, s’échappe de ce tunnel en poursuivant son chemin vers les entrailles de la terre. Je la sens, je la sens, l’extase du moment, l’ivresse de la communion. Et c’est à ce moment que tel une semence, le corps de mon père est déposé dans cet utérus prêt à le recevoir.

Les inspirations profondes et rapides des hommes retrouvent peu à peu leur rythme normal. Les chants se taisent. Le silence recouvre la scène. Et le grand prêtre, avec la même affection dans ses gestes, le recouvre. Alors je comprends que je ne reverrai plus mon père et mon cœur étouffe sous le poids de cette terre qui l’ensevelit. Mais alors, les guerriers garnissent la fosse de bois puis allument le feu qui permettra à l’esprit de mon père de s’élever, de rejoindre le monde des dieux. La chaleur dégagée, qui bientôt caresse mon visage, me console car je la sais maternelle pour celui que j’aime.

Alors je m’éloigne discrètement. Et je les sens derrière moi. Le son de nos pas résonnant à l’unisson tel un nouveau cœur qui bat.

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